Rencontre avec Anne-Marie Cocula : Tyrans et tyrannie

Personnalité invitée : Anne-Marie Cocula
Thème de la rencontre : “Tyrans et tyrannie : typologie, méthodes et résistances”

Nous sommes réunis devant nos écrans Zoom, pour une des dernières fois, j’espère.

Anne-Marie est près de nous, depuis Malagar dont elle préside avec ses amis, la destinée.

Elle nous annonce la Nuit de Malagar pour le samedi 3 juillet 2021 de 19h30 à 23 heures ou plus. Des textes de F. Mauriac seront lus par des acteurs de renom, Jacques Weber entre autres. Les places seront comptées, il est nécessaire de s’inscrire.

Nous accueillons plus d’une douzaine d’adhérents de Passerelles, en cette fin de l’année universitaire c’est important. Nous les remercions de leur fidélité.

Nicole introduit la conférence : « Nous avons la joie de recevoir Anne-Marie Cocula dans notre Zoom d’Histoire. Elle nous fait partager ses réflexions, ses recherches sur des concepts fondamentaux de notre société présente. Il y a un mois, la Démocratie mobilisait toute notre attention et cette fois-ci, elle a choisi la Tyrannie, avec le titre suivant : « Tyrans et Tyrannies : typologie, méthodes, et résistances. »

Il y a trois raisons pour moi de faire ce choix, reprend Anne-Marie :

  • Deux écrivains de la Renaissance m’ont passionnée dans mes recherches, Michel de Montaigne et Etienne de La Boétie qui écrivit « La Servitude Volontaire ou le CONTR’UN », (ouvrage qui ne fut jamais publié en Français et pourtant qui fut brulé en place publique ! )

La Boétie reprochait à ses compatriotes, de se plier aux règles édictées par le pouvoir et donc de devenir esclaves d’une force injuste.  Ecrit en Latin en 1576, le jeune homme a une quinzaine d’années seulement. C’est un court réquisitoire contre l’absolutisme de Charles IX et la famille de Valois (Catherine de Médicis et ses enfants). Des fragments du texte latin sont restés dans les archives.

  • « Montaigne en 1588 » le plus récent des  livres de notre amie vient de paraître,  c’est un champ de réflexions pour le lecteur humaniste des ESSAIS, mais aussi pour l’historienne qui ouvre à nouveau le dossier des guerres de religion, et tous les aspects de la controverse « Pouvoir royal et Religions ». La Réforme est une révolution intellectuelle et morale, elle se poursuivra pendant des années en Europe, elle ne touche pas seulement les intellectuels, elle réagit dans le peuple qui la pratique ou la rejette.

La critique du Pouvoir est un concept essentiel de la Renaissance.        

  • Pour bien comprendre, il est nécessaire de remonter dans le temps (l’histoire se fait dans le temps long dit F. Braudel 1949). En fait les phénomènes ne sont jamais tellement passés. Les Tyrannies anciennes, en Grèce par exemple, nous donnent les fondements mêmes de ce Concept.

Anne-Marie nous indique son plan, « je choisis plusieurs séquences pour la typologie, depuis les années 600 ou 700 avt JC, jusqu’à Napoléon au 18ème siècle de notre ère, selon le principe de longue durée.

  • Le legs antique : La Grèce est petite dans ces années, la géographie implique des petites régions séparées par les montagnes moyennes qui isolent les villes qui se construisent. Plusieurs Tyrannies mobilisent le pouvoir, fondent des dynasties qui se continuent par héritages familiaux. Le mot grec « Tyran » n’est d’ailleurs pas péjoratif, il signifie « roi », chef, leader ; Pisistrate à Athènes en 560 av. JC ne fut jamais appelé Tyran. Le mot Basileus était plus utilisé pour nommer les despotes orientaux qui avaient un pouvoir absolu. Toutefois ces mots sont parfois attribués aux dieux, Zeus entre autres. Aristote classe ces premiers tyrans dans une forme de monarchie non héréditaire, sorte de tyrannie élective et fondée sur la loi. (Créon dans Antigone) Denys et Dion de Syracuse.

La tyrannie est un phénomène capital, surtout avec des changements sociaux, accroissement des villes, recherche de pouvoir organisateur de la société : l’historien Thucidide montre que ce phénomène va se développant avec le commerce et les échanges économiques.

  • Les Romains sont bien décrits dans le livre de Yann Le Bohec, « Les juifs en Afrique Romaine ».

Cet historien pense que jamais les Romains n’ont considéré leurs empereurs et même Néron comme des Tyrans.

Quel héritage nous laissent-ils ? Ce sont des chefs populaires, des Hommes forts, cultivés, choisis par le peuple, (citoyens libres exclusivement). Ils établissent leurs pouvoirs grâce à leurs armées, et dans la durée (21 ans pour Hadrien, en tant qu’empereur, et plusieurs années de gestion auprès de Trajan son oncle) ;  (19 ans pour Trajan né en 53 en Espagne romaine, et mort de maladie en 117 à Sélinus (Sélinonte) ; La durée est un facteur  que nous ne connaissons plus maintenant , sauf des exceptions de talent.

Ils reçoivent le plus souvent l’adhésion populaire, ce qui élimine l’aristocratie, souvent décimée dans les guerres. Le chef charismatique va conduire une cité, sur le plan économique et surtout culturel. (Religion, spectacles, poésie, musique, sculpture…) Ces personnages sont beaucoup plus protégés que nos responsables politiques actuels. Dès qu’un danger se produit, l’armée est protectrice, les communications sont gérées par le pouvoir. Plutarque donne des modèles de vies politiques réussies avec « Vies Parallèles » des hommes illustres. 

Anne-Marie insiste sur le fait que les empereurs deviennent des « Dieux » pour le peuple, cette sacralisation leur permet de n’avoir pas d’opposition grave.  De plus ce sont des hommes cultivés, tous sont instruits par des études en langue grecque, les lois, les coutumes, les morales de l’équilibre et de la sagesse leur sont connues. Hadrien passe plusieurs mois en Grèce chaque année.

Aristote distingue deux types de Tyrans, pour résumer :

 Le tyran d’exercice qui débute par une élection, mais qui peut se durcir au cours des événements. Et Anne-Marie ajoute que le pouvoir ensorcèle ceux qui l’exercent jusqu’ à la barbarie ; Il ensorcèle aussi les citoyens qui deviennent passifs. Elle rappelle la révolte de Bordeaux de 1548, dans laquelle 20 officiers gabelleurs sont tués par les laboureurs en Charente qui s’opposaient à la Gabelle du sel rétablie sous Henri II en 1548. Cet impôt institué au 13ème siècle était très impopulaire car inégale dans la perception. Bordeaux fut très impacté et en 1549, le roi adoucit l’impôt, le sel étant nécessaire pour la conservation des denrées alimantaires.

Les tyrans d’usurpation : ils apparaissent lors d’un coup d’état. Plutarque les définit très bien, et il rappelle ainsi les expériences du monde antique. Sa traduction par Jacques Amyot fait de ce livre un fondement de la politique à la Renaissance.

Ce message de transmission met en lumière la chute de l’Empire romain, bouleversé par les invasions barbares. Ces barbares qui arrivent par « hordes » sont des étrangers, ils viennent de l’est de l’Europe et s’attaquent à la Grèce d’abord, pillage d’Athènes en 396, puis de Rome en 410. Alaric Ier est roi des Wisigoths, ils sont les plus connus actuellement parce qu’ils sont restés longtemps. Ils pactisent avec les pouvoirs en place et Alaric serait enterré dans une grotte avec sa famille près de Carcassonne en 507 après sa défaite à Vouillé, tué en combat singulier par Clovis. L’Espagne a connu les troupes des Goths et des Vandales, de sinistre mémoire ; puis les Sarrazins qui remplacent les Wisigoths 711, ils viennent jusqu’à Poitiers en 732,arrétés par Charles Martel, et plus tard Roland les combat à Roncevaux et Charlemagne  devient Roi des Francs et Empereur d’Occident..

Tout ce haut Moyen Age nous est moins connu, le concept est moins analysé et les troubles doivent être importants. C’est l’Eglise, ses évêques, ses moines, qui vont reprendre la mission de pacification et de réorganisation sur ces territoires. Les lignées mérovingiennes et carolingiennes s’adaptent au pouvoir de la Papauté, mais ce n’est le cas dans tous les pays. En France, le sacre donne au Roi l’Onction de l’église, le pouvoir des Ecrouelles qui paraitrait une divinisation. Le Roi est protégé par l’Eglise, toutefois sa force procède de l’Hérédité de la fonction royale. Cela renforce sa légitimité.

Le mot « Tyran » n’a pas de réalité à cette époque (jusqu’au 13ème siècle)

Au  XIV ème siècle , la Renaissance  réveille les textes anciens avec les réformateurs, les Humanistes qui sont très cultivés et sont héritiers de l’Antiquité.

Montaigne connaît très bien le Latin, La Boétie le Grec, d’autres l’Hébreu. La servitude Volontaire est un texte rédigé en latin par un jeune homme de 15 ans environ. Montaigne considère ce texte  comme une dissertation de « Surdoué » qui a lu des centaines de livres et qui protège ses éditeurs de la censure. Pourtant en 1579, le livre est brulé à Bordeaux. La réforme protestante accuse les Valois et le Roi Charles IX, (2ème fils de Catherine et Henri II) d’être à l’origine de la Saint-Barthélemy. (24 Août 1572). La reine Catherine va subir des pamphlets et une réputation sulfureuse, et citant les textes anciens les réformés critiquent la cour, les comportements des princes, leur réseau de clientèle, et tous ceux qui se plient aux volontés du pouvoir, et perdent leur liberté.

Ce système de vassalité que La Boétie dénonce est important en France, et les critiques sont des Monarchomaques. En Angleterre, ce mouvement va jusqu’à produire des oppositions à la papauté, l’instauration d’une religion anglicane par Henri VIII et Elizabeth I ; elle  dure encore maintenant. Le roi Jacques Ier sera victime d’un régicide en 1625 à Londres.

Faut-il tuer le Tyran ?

Anne-Marie reprend son livre sur « Montaigne 1588. »

Pour lui, pas de doute, Henri III et Henri IV sont des régicides liés à la saint Barthélemy, et ils seront tués par des Monarchomaques, Henri III par le moine Jacques Clément, et Henri IV par François Ravaillac. Il existe des luttes entre maisons aristocratiques. Le meurtre de Henri de Guise à Blois dans la demeure Royale en décembre 1588 répondait peut-être au meurtre de l’Amiral de Coligny pendant le St Barthélemy. Henri de Guise, chef de la Sainte Union, voulait gouverner la France et réduire l’influence politique du parti protestant. Sa mort entraîne l’assassinat du roi Henri III. La royauté serait-elle condamnée ?

Henri IV sort apparemment de ce mauvais pas, grâce à sa conversion, au sacre mais à Chartres, car Reims est dans le domaine des Guise. Le Parlement appuie le prétendant pour résoudre la crise qui pourrait être fatale.

L’historienne fait le rapprochement avec deux siècles plus tard le sort de la royauté française sous la Révolution 1588-89 et 1788-89.

Son assassinat par Ravaillac n’a pas concerné tout le pays 1610, car il n’a pas agi contre les groupes protestants, alors que Louis XIII va mener une croisade plus tard pour les faire disparaitre.

 Sous Louis XIII des fusibles vont remplacer le mouvement Monarchomaque, Les premiers ministres sont les vrais décideurs, Richelieu et Mazarin, sont premiers ministres protégés par leur habit religieux, et validés par leur grande culture. Mais durant toute cette longue période les mouvements sociaux sont importants, la Fronde, qui rallie les aristocrates contre la famille royale Capétienne, puis les Mazarinades, pamphlets contre l’Italien et sa famille. Toutefois ces hommes sont compétents, Mazarin fait de Louis XIV un roi indemne, avec un capital de popularité durant 72 ans de règne ; c’est un tyran militaire, un roi de Guerre, avec un ministre remarquable Vauban.

Le 18ème siècle nous donne une transition admirable, toutes les réformes vont construire le despotisme de Louis XV, Héritier de son grand-père. Mais on peut généraliser avec les critères visibles, Bibliothèques, argent pour investir, soutien des philosophes qui font des remarques, écrivent des traités ; toutefois Frédéric II de Prusse ne se laisse pas séduire par Voltaire et ses écrits, et Catherine de Russie déçoit Diderot.

Louis XVI aurait pu être vainqueur et ne pas être broyé par les révolutionnaires, mais il a tout laissé faire, et par là s’est désacralisé, il est emprisonné, les députés et son frère même deviennent régicides.

Napoléon échoue lui aussi, mais c’est un tyran éclairé : il a la gloire militaire, il fait des réformes dont certaines durent encore, se proclame consul mais pour beaucoup il reste l’OGRE, l’usurpateur. Il est pour certains l’image parfaite du tyran : quand Joseph, son frère revient d’Espagne, il passe à Bordeaux et les murs se couvrent d’injures.

Nous poursuivrons cette remarquable fresque historique par les changements de Société au long du 19ème Siècle, puis les drames douloureux du 20ème siècle, dans un nouveau rendez-vous en deuxième période de Septembre. Merci infiniment à Anne-Marie pour cette vision clarifiée et largement ouverte sur l’Europe, qui selon Jean-Jacques notre régulateur donne des bases nécessaires à la compréhension de notre époque et même aux événements actuels. Anne-Marie est très applaudie par notre groupe passionné.

Bon été à vous tous, il nous reste deux Rendez-vous amicaux en Juin, : le lundi 21 juin, la visite des Impressionnistes dans le spectacle des Bassins de Lumière, à 13h45, nous serons 9 participants en covoiturage.

Le lundi 28 juin, à partir de 17h, nous irons vivre une Garden Party, un apéritif convivial, chez notre ami Louis Jacques dans son jardin à Saint-Médard en Jalles. A bientôt.

Commentaire d’une adhérente :

On pourrait essayer d’en extraire des « invariants » ; et comment tout au long des années,  l’oubli se fait et on oublie comment se développent les dictatures (les tyrans d’hier).

Comment les sujets acceptent de perdre leur liberté, tout au long de l’histoire,  pour être au service de ces tyrans pour le pouvoir, la reconnaissance, l’argent etc…

Tout cela est toujours d’actualité. 

La place de la religion dans l’imaginaire collectif : l’homme providentiel,  fort, intelligent, qui ferait régner l’ordre car nous n’aimons pas le désordre. 

Anne Marie nous a proposé de poursuivre une prochaine fois sur « la marche forcée vers les dictatures contemporaines »