Café littéraire du 11/03/2024 📜📚

CR N° C10 Café littéraire du 11 mars 2024

Nous nous retrouvons après des vacances froides et pluvieuses, et pourtant sous le signe d’un printemps parmi les plus chauds, dû à El-Ninio. Que sera l’avenir ? Mais nous sommes présents pour un nouveau café littéraire : 16 lectrices et lecteurs, et plusieurs absents excusés : Nadine, Sylvie, Louis, Monique, Renée, Jacqueline.

 Notre Café devient une institution que je souhaiterais faire durer, tout en modifiant un peu la structure. En effet je ne peux moi-même assurer sa pérennité, mais des personnalités comme Evelyne, Louis, Marcel, et/ou d’autres pourraient constituer un petit groupe d’animation qui permettrait à tous de s’exprimer, d’échanger leurs richesses, sans que le poids de cette responsabilité ne les prive de leur liberté personnelle. Je propose à votre sagacité ces noms, nos amis ont été prévenus, mais il faut les encourager si vous en êtes d’accord. Je prendrai une place de participante à côté de nos lectrices et lecteurs. Cela se fera doucement au cours des prochaines semaines.

Nous sommes réunis aussi pour saluer la création de Ciné-passerelles, Isabelle en a l’initiative, ses compétences, son dynamisme, feront merveille : inscrivez-vous auprès d’elle, sur WhatsApp, ou bien vous avez son mail sur les divers envois du café littéraire. Nous accueillons Raymonde qui souhaite nous écouter et se distraire. Nous sentons le besoin de redéfinir les critères d’une association pour bien rappeler que le groupe est essentiel pour la vie de l’association et de ses bénévoles, leurs choix, leur engagement et leurs objectifs.

Plusieurs livres sont prêts à être présentés. Evelyne commence avec « Les enfants de Venise 2017 » de Luca di Fulvio. Chez Pocket. L’écrivain est décédé en 2023, à 66ans de la maladie de Charcot ; homme de théâtre, écrivain de romans policiers, et de Science-fiction. Le dernier livre « Paradis caché » est encore à paraître. « les enfants de Venise » est un thriller et en même temps une histoire romanesque : deux enfants, un garçon Danieli et une fille Suzana sont élevés par des moines ; ils sont extrêmement doués. Devenus adultes, il se trouve que Suzana doit être brûlée pour sorcellerie. C’est tout le processus de l’Inquisition qui est analysé au cours du « procès ». L’écrivain a une belle écriture, et le livre est passionnant.

Ce livre rappelle à Aurore une trilogie basque de Dolorès Redondo, écrite en 2014, « Baztan trilogy », elle est connue par un film extrait de ses œuvres : « De chair et d’os »2019. Puis nous pensons à Torquemada, et aux films, comme Mission 1986 où le personnage du Cardinal Altamiro représente l’Inquisition puissante et dangereuse, « Le nom de la rose » de Imberto Eco, la « Controverse de Valladolid » 1550-1551, débat politique et religieux sur la domination du spirituel sur le temporel ; jusqu’aux Cagots évoqués par Marie que l’on connaît bien en Aquitaine et la croisade contre les Albigeois et Cathares menée, comme le rappelle Jean, par Simon IV de Montfort, envoyé par le Pape innocent III en 1208 jusqu’en 1218.

Merci à Evelyne et aux lectrices et lecteurs de rappeler les exactions produites par le pouvoir religieux et féodal de notre Moyen–Age. Marielle et Marie-José nous rappellent l’importance des Droits de l’homme et qu’il a fallu beaucoup de temps pour passer de la foi « aveuglée » à la « raison des Lumières » que l’on célèbre tant aujourd’hui puisque celle-ci est menacée par des forces de l’ombre. C’est Marie-José qui nous confirme que les périodes transitoires en Europe ont été souvent lourdes en conflits ou souffrances et tortures : « Le capitalisme entre deux mondes » de Antonio Gramsci, député italien (1891-1937) en fait l’analyse.

Marcel prend le relai, pour nous parler d’une aventure récente, la rencontre d’un couple étonnant : un écrivain, Pierre Bourgeade, décédé en 2009 et son épouse Stéphanie qui entretient sa mémoire. Un écrivain prolifique : Warum 1999, L’empire des livres 1989, L’armoire 1995, La nature du roman 1993, Les âmes juives 1998…etc. Critique littéraire de gauche, héritier de André Breton, Georges Bataille et Sade. Quarante pièces de théâtre. De la lignée de Jean Racine…il fut perçu longtemps comme un écrivain scandaleux : il a une plume alerte et sèche, efficace. Ses thèmes sont l’Histoire, les grands destins, le sexe, l’héroïsme, la solitude, l’impossibilité, thèmes qu’il traite avec une grande liberté d’expression. <Une journée sans écrit est une journée perdue, écrit-il>.

Marcel a choisi un livre rude de cet écrivain, « Les serpents », relatant la guerre d’Algérie. Un livre dur, sans comparaison avec Anita Zeniter et « L’art de perdre ».

La guerre d’Algérie sévit de 1955 jusqu’en 1962 ; mais des conflits douloureux avaient eu lieu dés la fin de la guerre, pour des raisons diverses : non paiements des soldes ou des retraites, l’Algérie devenue département français, certes, mais que d’espoirs déçus et d’oppositions alimentées par le FLN ou L’OAS des Français d’Algérie ; tous ces facteurs aboutissent au drame de Sétif, le 8 mai 1945 lors de l’anniversaire de la fin de la guerre européenne. Une centaine de morts européens le même jour, et des représailles durables de la part des français d’Algérie et de l’armée.  Plus tard « des opérations spéciales de maintien de l’ordre… ». A ce titre, les représailles vont jusqu’à des sévices et des tortures comme les nazis ont pu en commettre en France. L’écrivain est aspirant dans l’armée, momentanément instituteur, son expérience et son esprit critique lui permettent d’analyser ces situations insoutenables. Il en appelle aux fondements de la nature humaine, il est horrifié, il stigmatise les « serpents » qui renaissent à certaines époques. Cependant la situation qu’il décrit est née de facteurs complexes, le FLN, l’OAS, les souvenirs de Dien Bien Phu et les suites qui sont décrites dans le « Pont de la Rivière KWAï ». Albin, le personnage principal assiste à une ratonnade, il sent les pièges, tendus des deux côtés des belligérants.

Marcel ne peut s’empêcher de repenser à son expérience de l’Algérie en guerre, appelé en 1961-62, au moment de l’arrêt des combats avec les accords d’Evian, le 18 mars 1962, signés par le gouvernement français et le GPRA (gouvernement provisoire de la République Algérienne). Il a signé un livre de souvenirs de cette période, sensible et distancé, plein d’humour pour rendre plus humaine cette situation.

La découverte du pétrole à Hassy Messaoud, en 1956, sa mise en exploitation par les ingénieurs français jusqu’en 1958, donne un caractère de revanche aux accords signés par le gouvernement Algérien sur la France de De Gaulle.

A la suite de son exposé, s’engage un échange assez argumenté sur « l’esprit de corps dans l’armée française », selon les armes, les groupes hiérarchiques, et les « pious-pious » simples soldats…Ida en parle en descendante de militaires gradés. Mais cela peut changer, peu à peu.  Marcel nous dit le brassage social dans ces groupes d’hommes jeunes et parfois sans expérience sociale, il pense que c’est positif pour la compréhension sociale et politique des événements ; les formations professionnelles sont données aux hommes de troupes par des aspirants plus âgés, souvent titrés après leur parcours dans des Ecoles Supérieures. Est évoqué « le soldat désaccordé » de Gilles Marchand, relatif à la guerre de 1914. (voir le résumé sur Google, chez Babelio éditions), ou « Des hommes » de Laurent Mauvignier 2009, très intéressant.

Merci à nos amis qui interviennent, partageant leurs opinions et même leur histoire de vie, soit par anecdotes, soit par implications personnelles. C’est courageux et généreux. Tous ces moments sont intenses et ensuite, chacun semble sortir de son écoute attentive… Il est 15h45 et Nicole S. voudrait bien vous parler de « Boussole » Un grand livre.

Après le livre « Clara et le soleil » de Kasuo Ishiguro, prix Nobel 2017 … pour tout ce qu’il représente de douleurs dans le monde devenu nucléaire et pathétique, c’est un Prix Goncourt en 2015, « Boussole » de Mathias Enard, que je vais présenter, je l’aime beaucoup.

 Né à Niort en 1972, Matthias Enard est passionné par l’Orient depuis la lecture des Mille et une nuits, depuis son adolescence. Après une enfance tranquille, MathiasEnard suit une formation à l’École du Louvre et des études d’arabe et de persan à l’INALCO, (institut des langues orientales). À partir de 1991, il fait de longs séjours au Moyen-Orient (Beyrouth, Damas, Téhéran) puis s’installe en 2000 à Barcelone. Il y enseigne l’arabe et publie des traductions du persan et de l’arabe. Il participe aussi au groupe de jeunes écrivains qui se constitue autour de la revue et des éditions « Inculte. »
En 2003, la première phrase de son premier roman, « La Perfection du tir », l’histoire d’un snipper dans un pays qui pourrait être le Liban, est : « Le plus important, c’est le souffle ». Ses romans n’ont pas cessé depuis de le prouver, prenant le risque d’égarer parfois mais aussi de captiver leurs lecteurs dans les < volutes d’une écriture exigeante et pleine de digressions>.

 Pensionnaire de la Villa Médicis en 2005-2006, il publie en 2008 « Zone » composé d’une seule phrase de 500 pages découpée en 24 chapitres (comme les 24 chants de l’Iliade) ; ce roman fleuve est récompensé par plusieurs prix, dont le Prix Décembre et le Prix du Livre Inter. « Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants », raconte un épisode probablement fictif de la vie de Michel-Ange, une escapade à Constantinople à l’invitation du sultan Bajazet II, et reçoit le prix Goncourt des lycéens 2010.
D’un roman à l’autre, Mathias Enard, aux antipodes des idées reçues sur une littérature française narcissique et intimiste, poursuit une réflexion singulière sur les rapports entre Orient et Occident, ainsi que sur les différentes formes d’engagement et de révolte « Rue des voleurs, en 2012 », évoque ainsi le voyage d’un jeune Marocain errant en Espagne lors des printemps arabes et du mouvement des indignés. « Boussole », lui vaut le Prix Goncourt en 2015, c’est une rêverie mélancolique, sensuelle et érudite à la fois, sur un Orient perdu, qui résonne avec l’actualité et que son auteur a d’ailleurs déclaré vouloir dédier aux Syriens.
« Remonter l’Orénoque » (2005) a été adapté au cinéma en 2012 dans « À cœur ouvert » de Marion Laine et Rue des Voleurs (2012) mis en scène au théâtre en 2016.

« Boussole » est un titre énigmatique, on ne sait s’il représente les errances de l’écrivain, de son amie Sarah, ou l’invitation faite au lecteur de quitter son domaine classique occidental.

Pour les fous de musique, ce roman n’a pas son pareil, pour les amateurs d’archéologie, on se promène dans Istanbul, Damas, Palmyre défigurée maintenant après les combats en Syrie ; pour les rêveurs et poètes, l’écrivain est un artiste de la langue française, passionné du « nouveau roman », de la méditation sensible et désespérée d’un amoureux  tendre envers une femme insaisissable et passionnée de nouveautés et de connaissances à découvrir…Mathias Enard retrouve le souffle des grands poètes du 19ème siècle, grands découvreurs et en même temps avec  des accents pudiques mais déchirés par la vie qui passe.

Ce livre est un pont entre l’Orient et l’Occident, entre hier et demain, fascination devant les paysages, les restes des palais, la musique nostalgique et les chanteuses à la voix tendre et rauque convenant si bien aux mélopées. On peut y perdre la Boussole…ce qui se produit pour certains occidentaux attirés par l’Orient, Mathias en fait partie, Sarah en fait partie ! Ce traité est une négociation intérieure entre le passionné, l’amoureux, et le rationaliste qui prend ses distances contre la folie.

Au rythme des heures qui passent durant cette nuit angoissante pour le malade, Il compose, si l’on peut dire en cinq parties, selon les formes de souvenirs, un discours intérieur qui jaillit de la mémoire du conteur : * les différentes formes de folie en Orient ; *les orientalistes amoureux ; * La caravane des travestis ; *Gangrène et tuberculose ; *Portraits d’orientalistes en commandeurs des croyants ; * l’Encyclopédie des décapités.

Choisir des lectures.

1* Un roman du discours intérieur du conteur : dès le début du roman, il parle, Frantz, de son voisin qui promène son chien, M. Gruber ; on le voit déambuler sur le trottoir. Il ferme ses rideaux, il est tard. Il se parle, un soir important, et banal : demain, il voit un médecin pour un avis dangereux, et il regarde son voisin comme un fait minimaliste. Il a reçu un paquet de Sarah qui donne un élan, un espoir. Qui est Sarah ?  

2* La nuit va commencer, il ne pourra pas dormir… Autant penser à ce qu’il aime, souvenirs, rêves, désirs…La rencontre avec Sarah lors d’un colloque à Vienne, puis lors d’une soutenance de diplôme en Art Oriental.

3*L’arrivée à Palmyre, la reine Zénobie, l’Hôtel, les souvenirs des voyageuses anglaises au XIXème Siècle.

4* Une nuit originale dans le sable à Palmyre.  Etc… seulement 370 pages !

  « L’ensemble du roman est porté par un élan, une énergie, un souffle, une soif de connaître étourdissants, on ne parle pas de Sorbonne, dit Paul Assouline, mais de passion bien ancrée dans le cœur et l’être tout entier. »

    « Boussole », Prix Goncourt en 2015, si l’on compte celui des Lycéens en 2010 : « Parle-leur de batailles, de rois, d’éléphants », deux magnifiques titres en hommage à l’étonnante richesse que représente l’écrivain, son parcours, sa passion de la connaissance esthétique et musicale, sa modestie, sa créativité. Son originalité puisque né en France dans la tranquille Charente de Niort, il poursuit sa quête en Orient comme les érudits du 19ème siècle, Lord Byron, ou Bonaparte, V. Hugo, et Pierre loti au XXème siècle.

Sa création littéraire est nourrie de tellement de savoirs, qu’on peut décider de le rattacher à Marcel Proust pour la langue et le souffle, ou à José Saramago pour l’humour et la révolte contre les faux passionnés ou les cuistres. Il y a en lui l’élégance rare de l’esprit et de la mesure.

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Merci de votre présence, mes amies et amis, Marie, Annick, Nicole C., Marcel, Isabelle, Marielle, Evelyne, Marie-José, Noële, Ida, Aurore, Jean, Raymonde, Marie Noëlle, et NicoleS.

Prochain café littéraire : 18 mars