Nous nous retrouvons à l’Ermitage pour un nouveau Café. Beaucoup de malades en cette fin de janvier : Marie, Nadine, Monique, Jacqueline, Isabelle, Nicole C. Mais Sylvie vient rejoindre Nicole, Louis, Evelyne, Noëlle, Marie-Josée, Jean, Marielle, Ida, Aurore. Nous adressons à Jacqueline tous nos encouragements affectueux pour surmonter le deuil de son époux.
Pour une fois, je vais faire la première intervention, pour présenter un livre complexe qui m’a touchée particulièrement. Son titre est presqu’un oxymore (figure de style : mots apparemment opposés) ; son autrice est une femme jeune qui raconte la « saga » de sa famille sur trois générations.
« L’art de perdre » de Alice Zeniter : C’est L’Algérie de 1830 à nos jours.
Paru en Août 2017, c’est le troisième roman de cette femme de Lettres, romancière, traductrice, scénariste et dramaturge. Elle est jeune, 37 ans, née en 1986 à Clamart. Son père est d’origine Kabyle et sa mère est française. Une partie de son parcours scolaire se passe dans la Sarthe jusqu’à son bac puis dans l’Orne à Alençon. A 16 ans, elle publie son premier roman : « Deux moins un égale zéro ». De 2006 à 2011, elle est à l’Ecole Normale de Ulm ; en 2010 elle écrit son deuxième roman « Jusque dans nos bras », publié chez Albin Michel. Elle part à Budapest où elle vit plusieurs années, elle y enseigne le Français ; Doctorante en Etudes théâtrales, elle participe à des mises en scène de pièces de théâtre dans la compagnie Pandora, puis Kobalt. En 2013, elle revient en France, chargée d’enseignement à la Sorbonne Nouvelle à Vincennes Paris 3, où elle a fait des études et crée sa propre compagnie « L’entente cordiale » : elle anime et produit des pièces de théâtre, lectures de textes, principalement pour de jeunes publics. En 2017, elle participe à l’écriture d’un long métrage, « Leslie » du roman éponyme de Leslie Kaplan.
« L’Art de perdre » reçoit cette même année 2017 le prix Goncourt des Lycéens, puis de nombreux autres prix littéraires. Le livre retrace le destin de 3 générations successives de la famille algérienne de Naïma. Le titre vient d’un poème de Elisabeth Bishop (1911-1979). Pour certains critiques, c’est le roman des Harkis, les oubliés de la guerre d’Algérie. Certains journalistes ont trouvé sa parole et sa voix trop douces pour les sujets qu’elle ouvre à la lecture publique.
Cette femme engagée, se bat aussi pour être reconnue. Elle dit : « Je vis en permanence avec le syndrome de l’imposteur : Cette peur est là tout le temps. Avec le premier film, c’était plus, est-ce que je vais savoir le faire ? A la fin d’un film ou d’un livre, je sais que j’ai raté des choses. Mais je peux me dire, j’ai fait du mieux que j’ai pu. » Elle n’est pas une survivante de la guerre d’Indépendance, mais elle est porte-parole des membres de sa famille et des choix qu’ils ont faits.
Retour sur ce roman fleuve traversant trois générations d’une famille issue de l’immigration algérienne pose la difficile question de l’héritage culturel pour la « seconde génération » : Naïma, et même Alice, sa fille.
Naïma est issue de la « seconde génération », celle née sur le sol français. Jamais elle ne s’est posée la question de ses origines algériennes, jamais elle n’a mis un pied en Algérie. L’Algérie est entourée d’un feutre de silence familial, un sujet tabou chez elle dont la grand-mère à la langue incompréhensible demeure la seule entité concrète du souvenir. Pourtant, dans le contexte actuel des attentats et de la radicalisation islamiste, son héritage culturel lui est constamment renvoyé, comme si le fait d’être métisse l’incluait nécessairement dans ce groupe « musulman » dont elle se sent pourtant totalement étrangère.
Dans les trois grandes parties de son roman, Alice Zeniter retrace le périple d’Ali, le grand-père de Naïma, les choix qu’il dut faire et qui déterminèrent son départ de la terre natale après la déclaration d’indépendance de l’Algérie ; l’enfance et l’adolescence d’Hamid, le père de Naïma et, enfin, la quête identitaire de la jeune femme. Ces trois générations, chacune à leur manière, revisitent sans cesse la part d’héritage culturel que l’Algérie leur a laissée, questionnent la transmission, interrogent les pertes, redéfinissent une identité propre par l’adjonction de la culture d’accueil.
Alice Zeniter retrace tout d’abord les choix du grand-père, Ali, écartelé entre son désir de sécurité pour le village où il fait figure de chef et de principal propriétaire terrien, et ses choix difficilement acceptables en 1954, car perçus comme pro-français durant la guerre d’indépendance algérienne qui débute. C’est ensuite le parcours difficile d’un jeune Algérien, Hamid, propulsé dans un pays, une culture, un système « étrangers et racistes » où il apparaît comme le réfugié, l’indésirable. C’est ensuite au tour de Naïma ; elle n’a jamais appris à connaître « sa » culture, ses racines plantées dans ce pays lointain, inconnu et fantasmé, la langue qu’elle ne parle pas. Elle veut résolument vivre la même aventure que les étudiants français et réussir.
Ces trois chapitres, dans le roman, possèdent leur identité propre, à l’instar des personnages sur lesquels ils se focalisent ; chacun laisse également place à des sentiments radicalement différents. D’une part, Ali semble dominé par une peur irrépressible d’insécurité pour sa famille, son entourage ainsi que tout le village dont il paraît être la charnière, le repère. Hamid, son fils, confronté aux difficultés d’adaptation dans un pays étranger, semble essentiellement mû par la colère de l’injustice dont il est victime, ainsi que par une révolte contenue face au déclassement social de son père. D’autre part, Naïma, la petite-fille, nage dans un sentiment d’indifférence face à sa propre histoire familiale, jusqu’à ce que l’actualité lui renvoie à la face, la part d’hérédité qu’elle refuse d’accepter et de questionner en elle.
Mon impression de cette lecture :
La première partie du récit est attachante, le village est animé des valeurs d’un petit groupe qui vit dans une certaine sérénité, avec ses difficultés, ses rivalités entre familles, mais animé d’un respect certain. Les femmes sont aimées, traitées comme des servantes et des mères chargées de donner des fils essentiellement, alors que les pères sont attachés à leurs filles. Ainsi se crée le Mythe du bonheur perdu.
Et le FLN vient, incité par les Frères Musulmans positionnés en Egypte. Méthodes brutales, les villageois sont des pions, ils doivent de rallier par la force, par délation ou violences physiques. L’objectif est de lutter contre la colonisation Française. Ali, le Grand Père, vit tous les épisodes de cette lutte pour la survie du village, le sauvetage de sa famille, et l’embarquement pour la France.
Pendant ce temps les mentalités en Algérie se modifient, sous l’influence des idées radicales et par la disparition des personnalités plus humanistes. Le pays est sous la férule des radicaux musulmans.
C’est Alice-Naïma, troisième génération, qui va retrouver une meilleure situation sociale, grâce à ses succès universitaires, elle rejoint l’évolution des jeunes Français. Un certain oubli lui permet de construire son avenir hors de sa famille. Toutefois ses livres sont marqués par cette expérience existentielle : la perte d’une identité et la recherche de solutions sociales. La haine qu’elle a connue chez son père, Hamid, semble modifiée en rage de réussir et d’analyser sa situation personnelle. Son premier livre : « Sombre dimanche » exprime les désarrois d’un personnage aux prises avec les conflits familiaux, le fils contre le père. Comment s’en sortir ? Sauf en surmontant ces oppositions. Et à 37ans, elle produit son premier film : « Avant l’effondrement » Avril 2023, écrit avec son compagnon, Benoit Volnais, une fable écologique, politique et humaniste, influencé par l’été 2022. Ce film explore aussi la fragilité des êtres en face de l’incertitude et des drames collectifs ; ce que nous avons tous connu avec la pandémie en France, d’autres connaissent la guerre, d’autres l’exil et l’émigration, la disparition d’un être cher.
La lecture de certains textes a été un peu longue, et surtout les premières pages du récit recadrent l’histoire de la guerre d’Algérie, Sylvie me dit qu’elle a du mal à adhérer au récit et je le comprends, il est difficile à écrire, d’autant que l’autrice est impliquée émotionnellement pour décrire les personnages et leurs choix. Pourtant, la fin de ce long récit sur les Harkis et leur famille se termine par un poème sur l’acceptation de perdre, « L’Art de perdre ».
« Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître,
Tant de choses semblent si pleine d’envie
D’être perdues que leur perte n’est pas un désastre… » Elizabeth Bishop.
La suite de nos interventions montre bien que nous avons à connaître ces faits même s’ils datent des années 1954-1970. Marcel et Louis se permettent de dire que pour eux ces événements ne sont pas lointains, Noëlle explique que ses deux oncles ont été impliqués dans les événements. Marcel a fait son service militaire en 1962, il est resté plusieurs mois dans les casernes algériennes de l’époque. Nos amis retrouvent qui, un membre de la famille, qui un ami décédé et Louis, je crois, rappelle que les années 1954 ne sont pas si éloignées de la fin de la guerre de 1945, que la France souffre encore des difficultés de ces conflits.
Beaucoup d’entre nous, Marielle par exemple, ont été touchés par ce conflit historiquement très important, sa famille a vécu cette période en Algérie. Mes camarades d’études ont été envoyés en Algérie en 1959, pour enseigner sur ces territoires. Parmi nous, Ida explique qu’elle est Allemande d’origine et qu’elle a épousé une famille de militaires français qui ont longuement stationné en Algérie par devoir, et ils n’ont jamais abordé avec colère, les souffrances des soldats des deux camps. Et pourtant que de morts, de blessés, d’hommes devenus muets sur les souvenirs de cette période. Merci à tous pour ce moment de souvenirs.
Sylvie choisit de nous lire deux poèmes très courts de Yehuda Amichaï (1924-2000) extraits de : « Perdu dans la grâce » L’une des plus belles écritures poétiques du XXème siècle. « Vierge des yeux » et « Je vois de nombreux autres visages. » Nous ressentons en nous un peu de calme. Merci à notre amie.
Marcel souhaite parler du Béguinage : Sophie Pointurier écrit : « Femmes portant un fusil. »2023.
Marcel est intéressé par ces femmes fortes qui sortent de la société traditionnelle pour être libres, (Familles, je vous hais, André Gide ?) Depuis le XIIème siècle, on connaît les maisons des Béguines qui abritent des communautés de femmes. C’est un ensemble immobilier de 10 à 25 logements, avec un jardin et des arbres, sans homme. Angela Davis, Rosa Luxembourg, Olympe de Gouges sous la révolution ont rêvé de cette liberté. Actuellement cette utopie est reprise pour des seniors solitaires qui veulent vivre en communauté. Dans le Tarn, Claude, une quarantaine d’années, est rejointe par quelques personnes qui créent une façon de vivre où tout est à apprendre ; le jardinage, la tonte des moutons, la menuiserie, la plomberie. Militantes, femmes blessées par la vie, elles recréent une sorte de Phalanstère selon l’Utopie du 18ème siècle.
L’intrigue se poursuit de façon policière. L’écriture est nerveuse, énergique et intéressante. En fait plusieurs romans se rejoignent sur ce thème.
Evelyne nous présente deux petits livres de Patrick Suskind : « Le pigeon,1987 » ; « le parfum » son premier livre 1985 ; « La Contrebasse »1981 ; « Sur l’amour et sur la mort ». Il a refusé beaucoup de prix, et reste un classique de la sensibilité, poussée au paroxysme, le meurtre…la folie, la névrose. Evelyne est intéressée par la situation du héros qui se trouve incidemment devant le pigeon, sur le palier de son appartement. Interdit, il est bloqué, ne sait plus quoi faire ? Et Evelyne présente à nos amis son dilemme que faire ?
C’est alors que Marcel relance nos débats en lisant son texte, « De l’âme. » Je transcris son texte, en pensant à François Cheng « De L’âme », admirable poète philosophe.
Nous avons bien besoin de thé pour nous soutenir après toutes ces réflexions ! Nous chaleureusement nos amies et amis qui apportent leurs fabrications de sablés, divers gâteaux et madeleines. Aurore, Ida, Louis, Sylvie, et les chocolats délicieux de Marie-Josée.
Nous nous retrouverons le lundi 12 février 2024 pour le Café littéraire.