Nous avons une importante assistance pour ce café littéraire avec 15 lecteurs ! Nicole qui est rétablie nous a rejoint ; Marie, Marie-José, Jean, Nadine, Christiane, Patricia, Noëlle, Annick sont présents, ainsi que Michel qui, à coup sûr, va compter parmi les fidèles du café littéraire ; et nous accueillons trois nouvelles lectrices : Vanessa, Sylvie et Marielle. Evelyne n’est pas avec nous, mais dans les contrées lointaines d’Argentine. Louis anime la réunion, aujourd’hui ; les deux prochains cafés littéraires de novembre seront animés par Evelyne.
En début de réunion, Patricia exprime sa crainte d’un manque de débat possible dans les cafés littéraires, avec des interventions qui seraient souvent le fait des mêmes personnes. Nicole indique qu’il y a une liberté totale d’intervention, que le partage et les échanges sont essentiels. Il paraît difficile de débattre d’un seul ouvrage qui serait proposé à la lecture, d’une réunion à l’autre. Mais des débats peuvent être organisés sur des sujets recueillant l’assentiment des lecteurs ; ce sera le cas le 21 novembre avec le sujet proposé par Evelyne : « comment la littérature peut changer le cerveau ?». Cela pourrait aussi être le cas sur un thème du film, Sylvie nous indiquant « qu’elle est folle de cinéma ». Elle pense aborder « Le silence de la mer »(1947), d’après le roman de Vercors.
La première intervention vient de Marie-José qui nous entraîne dans la Floride « ségrégationniste » des années 1950-1960, avec le livre « Nickels Boys » de Colson Whitehead (Livre de Poche, 2022).
.C’est un jeune écrivain journaliste New-Yorkais qui a déjà reçu deux prix Pullitzer, ce qui est tout à fait exceptionnel. Marie-José nous dit qu’elle était loin de s’attendre à l’enfer décrit dans ce livre vraiment très dur. Elle considère que c’est un grand livre. Le récit concerne un jeune noir qui s’est échappé d’une plantation. Les lois du Sud (Jim Crow 1876-1964) maintenaient les afro-américains dans la sujétion, le non-être. On découvre, à l’occasion de fouilles sur les restes d’un établissement scolaire, des ossements avec des squelettes brisés d’enfants et d’adolescents ; cela fait la « Une » des journaux et fera dire à l’auteur que, « même morts, ces enfants posent problème ». Le récit relate en fait une enquête sur une histoire vraie, vécue par l’un de ces enfants, en pleine période de ségrégation : l’esclavage avait beau avoir été aboli en 1868, la ségrégation continuait, bien ancrée dans les états sud-américains qui cherchaient à contourner les lois. Marie-José souligne encore la responsabilité des pères afro-américains, rapportant le propos du président Obama qui avait déclaré : « il faudrait que les pères afro-américains assument leurs enfants ». Le récit montre la capacité de résistance phénoménale de ces enfants enfermés dans une espèce de goulag, mais certains glissent quand même vers la mort. Rien de tout cela n’a été dénoncé. Mais même s’il nous emmène au fond du gouffre, le récit nous livre une lumière d’espoir. Plusieurs personnages sont résilients, El Wood qui a reçu une éducation attentive et tendre de la part de sa Grand’mère et Garner, sorte de Titi débrouillard qui veille sur le héros ; il est la mémoire tourmentée du drame qui s’est poursuivi sur 10 années.
Le livre de Marie-José a suscité beaucoup d’intérêt et de réactions, avec divers témoignages directs montrant à quel point la question raciale n’est pas encore résolue de nos jours.
Jean nous arrache ensuite à cet univers impitoyable : La poésie peut nous guérir. Jean a choisi un poème de Claude Roy, « Le crapaud Alyte »(alyte = accoucheur) un exemple de créativité de cet écrivain sensible.
Sylvie enchaîne avec un poème composé par elle-même : « Ode à la vie » Merci infiniment, nous en redemandons.
Question à Nicole : ne serait-il pas intéressant d’inclure en annexe les textes de ces poésies ?
Après cet intermède reposant, Louis nous ramène aux violences exercées sur enfants avec « L’heure des oiseaux »de Maud Simonnot. Maud Simonnot est née en 1979 en Franche Comté. Après son doctorat de lettres modernes, elle travaille comme Attachée de littérature à l’Ambassade de France à Oslo. Elle devient éditrice et membre du Comité de lecture des éditions Gallimard. Elle publie en 2020 son premier roman « L’enfant céleste », qui a fait partie des livres sélectionnés pour le Goncourt 2020, « L’Heure des oiseaux est son second roman, édité en mai 2022 aux Editions de l’Observatoire.
Le roman nous plonge dans l’une des histoires terribles qui ont défrayé la chronique récemment : enfants autochtones internés, convertis de force, morts par centaines en Colombie Britannique, pensionnaires d’institutions catholiques violés en Irlande, etc…Ici, Maud Simonnot nous entraîne à Jersey où éclate en 2008, le scandale d’un orphelinat qui accueillit des milliers d’enfants et où les pires traitements leur furent infligés entre 1960 et 1970.
La narratrice, ornithologue, se rend dans l’ile pour comprendre ce qui est arrivé à son père, toujours vivant mais brisé : il y a été pensionnaire dans sa petite enfance. Même s’il s’agit d’une fiction, le récit s’appuie sur des faits établis par les enquêtes réalisées suite à cette affaire de Jersey et très largement sur un épisode documentaire de ARTE de juin 2021 qui analysa le scandale sous un angle politique.
Le roman se construit en courts chapitres de 1 à 2 pages, il raconte ce qu’a vécu une petite fille Lily dans cet orphelinat. Lily est le souffre-douleur des surveillants et aussi d’autres enfants et malgré cela, elle assure comme elle peut, la protection d’un petit garçon qui est désigné par « le Petit ». Le récit consacré à Lily et au Petit, sert la progression de l’enquête, on comprend peu à peu qui est ce Petit, en fait le père de la narratrice, et quel drame s’est noué dans l’orphelinat, drame qui ne sera pas dévoilé ici.
Après le drame, le Petit, qui a alors à peu près 5 ans est envoyé dans une famille d’accueil aimante en France ; il deviendra musicien, mais ne se remettra jamais du drame vécu dans sa petite enfance ; et c’est la raison pour laquelle sa fille part enquêter à Jersey pour tenter de comprendre ce qui a pu se passer.
Le style n’est pas particulièrement remarquable, elle utilise un langage très courant et simple (notre dernier prix Nobel de littérature Annie Ernault aussi..), mais j’ai beaucoup aimé ce roman : l’écriture en est vive et précise, de type journalistique, et elle sait nous tenir en haleine. Elle décrit avec une infinie délicatesse, beaucoup de tendresse et – à mon sens – de justesse ce monde de Lily et du Petit, qui cherchent désespérément des moments de paix et de joie en s’échappant de l’orphelinat, malgré de terribles punitions au retour. Il leur faut pour survivre, ce contact avec la nature. C’est là que « Lily rêve sa vie », elle puise tout son courage dans le chant des oiseaux ; ils sont le leitmotiv du roman, présents aussi bien dans le récit relatif aux enfants que dans celui de la narratrice qui est ornithologue.
Le roman décrit aussi ce monde très particulier des îles : on reste entre soi, on ignore le reste du monde, c’est l‘omerta sur ce qui s’est passé et pourtant, beaucoup doivent savoir… « Ils refuseront de te parler ». Mais naturellement, un jeune homme de l’ile mettra la narratrice sur une piste qui la conduira en fin de compte à découvrir la vérité.
Le récit met en contraste permanent, avec beaucoup de talent, ces deux mondes : celui de l’enfance qui essaie tant bien que mal de s’extraire du monde brutal des adultes qui les entourent, et celui de l’orphelinat d’une noirceur inouïe.
Pourquoi le titre « l’heure aux oiseaux » ? L’explication est donnée avant que se noue le drame. Lily s’est enfuie avec le Petit de l’orphelinat, ils ont dormi dans une grotte ; Le matin arrive : c’est l’heure préférée de Lily, l’heure où tous les espoirs semblent permis, « l’heure des oiseaux ».
En résumé, « l’Heure des oiseaux » me parait un très beau livre, qui nous emmène avec sensibilité à voir ce monde par le regard des enfants, avec la magie consolatrice de la nature mais aussi la laideur des adultes de l’orphelinat. Mais il montre aussi que les traumatismes de l’enfance ne sont pas toujours réparables.
Le point de vue de Maud Simonnot sur les scandales des dernières décennies sur les maltraitances d’enfants internés dans diverses institutions, y compris catholiques est le suivant : Pour elle, c’est toujours le même scénario délétère : des adultes ont abusé d’êtres sans défense issus de milieux défavorisés, et leurs agissements ont pu se dérouler pendant des années en toute impunité parce qu’il y avait un terrible échec de la protection de l’enfance.
Louis donne sur ce point de vue un avis personnel : à y regarder de près, la protection de l’enfance, inexistante au XIX siècle, est encore dans les limbes même dans la seconde moitié du XXème siècle. Et les abus sexuels sur les enfants ne commencent sérieusement à être pris en compte que depuis peu (voir la commission d’enquête française, CIIVISE démarrée en 2021). La France se distingue des pays anglo-saxons par le fait qu’elle considère toujours que l’intérêt des enfants est d’être chez les parents biologiques quoiqu’il puisse s’y passer. Depuis peu, l’enfant apparaît vraiment comme « sujet de droit ».
S’ensuit une discussion fort passionnante sur ce sujet des violences sur enfants qui reste malheureusement d’actualité brulante. Est évoqué le problème d’absence d’anesthésie pour les enfants au début du siècle dernier, mais qui pourrait en partie s’expliquer par les méconnaissances médicales sur les produits anesthésiants pour ce qui concerne les enfants. Nicole souligne qu’il ne faut pas oublier les traditions féodales qui ont prévalu longtemps. Et il ne faut pas oublier que de nombreux problèmes sociaux, contraception, drogue, etc … sont liés à la pauvreté.
Merci à Louis qui nous propose une analyse approfondie sur un sujet qu’il connaît bien.
Nicole revient sur un livre qu’elle avait demandé aux lecteurs de se procurer et de lire, dès la fin juin. « De Purs hommes » de Mohamed Mbougard Sarr. 2018.
Né en 1990, sa famille vit à Dakar, père médecin, enfants nombreux, origine SERERE. Il fait ses études au Prytanée militaire de saint-Louis, après un concours d’entrée en 6ème. En 2009, il obtient le titre de Meilleur élève des classes de Terminale au Concours général. Puis il vient en France, est accepté en classe préparatoire au Lycée Pierre d’Ailly à Compiègne. Il intègre l’EHESS, où il effectue un master en Arts et Langages. Ses recherches concernent Léopold Sédar Senghor, une thèse qu’il ne termine pas encore. Il a beaucoup de choses à dire et il écrit ; il est retenu pour des prix nombreux, Roman métis, en 2014 « La cale » est récompensé au salon du livre de Genève, puis « Terre ceinte » lui permet d’être nommé Chevalier de l’ordre du Mérite au Sénégal par le Président de la république. Puis très vite soutenu par un éditeur qui le conseille, Phillipe Rey, en 2018, il crée « De purs hommes », et tient un blog sur des aspects divers de l’écriture. Et il est consacré en 2021, avec le prix Goncourt au premier tour de scrutin pour « La plus secrète mémoire des hommes ». (Même prix Goncourt en Pologne et en Roumanie).
« De purs hommes » est un livre polémique, pour des raisons religieuses, sociales, culturelles liées au Sénégal peut-être, mais surtout à cause du cheminement de NDédé qui élabore peu à peu sa raison d’être humaniste.
Ce livre que certains diraient scandaleux, commence par une scène d’amour entre deux jeunes gens, « Je et Elle ». Dès la première page, un choc se prépare grâce à une vidéo qui doit être vue sans attendre : l’atmosphère est posée, une sexualité libérée, sensorielle ; l’environnement social d’un quartier africain que « je » semble mépriser vertement. Pourtant à peine l’a-t-il écrit ou pensé qu’il plaint leur « misère » morale et sociale. L’introduction de « la vidéo » donne réalité à la scène, mais « Je » est encore critique de la forme, et « Elle » juge son partenaire au lieu de se concentrer sur le sujet de la vidéo ; Rama recadre « Je » sèchement : « On se fiche de ce que tu racontes sur l’aveuglement du monde. Si t’es capable de voir que tout le monde est aveuglé, c’est que tu penses ne pas l’être. Tu vois, t’es sûr ? Regarde plutôt çà. » Il procède à la lecture de la vidéo…avec son « Je » d’intellectuel qui essaie d’interpréter le petit film pris sur le vif. Scène scandaleuse d’un déterrement de cadavre. Et pour « Je », c’est un choc profond, comme un sacrilège, sans caractère religieux, mais contraire aux droits de l’homme, à l’humain.
Histoire d’une chute progressive de « Je », une remise en question de tout ce qu’il est : ses choix personnels d’enseignant, (aimer Verlaine) ; des choix familiaux, la relation conflictuelle au Père ; Le père étant aussi figure religieuse dominante et sociale ; à trente ans, NDédé se sent mis au ban de la société, d’abord dans son rôle professionnel d’enseignant. Cela devient de l’ostracisme, maladie rampante qui s’infiltre partout. Il veut s’informer, comprendre ce qui se passe grâce à Rama et à son amie américaine Angela ; il ouvre un peu les yeux. Puis se livre à une enquête sérieuse sur diverses opinions à l’égard des « homosexuels ». Peu à peu, il se rend compte qu’il outrepasse sa liberté : « La seule question valable. Que s’était-il passé en moi pour que je m’intéresse au sort d’un homosexuel inconnu sorti de sa tombe ? » C’est là tout le chemin à faire par « Je » pour qu’il « se » comprenne face à la société qui l’entoure et à ses règles.
Je vous laisse suivre ses pas et comprendre son niveau de réflexion, ce qui fait la valeur de ce petit livre, de sa révolte. Toutefois, il vit au Sénégal et les structures de sa société sont musulmanes. Comment être différent et survivre ?
NDédé n’est pas si éloigné de l’Etranger de A. Camus.
Autres sujets de réflexion : la révolution de la jeunesse iranienne qui monte contre le régime des Mollahs peut-elle se poursuivre ? la répression des Talibans contre les femmes afghanes cultivées et compétentes. Aung Sann Suu Kyi et la junte militaire birmane.
Cela fait beaucoup de points de lutte contre la Démocratie.
Merci à tous pour les échanges pertinents, réalistes qui enrichissent cette présentation littéraire.
A bientôt le prochain café se tiendra le 7 Novembre à 14h30.
Retrouvez la liste des livres cités au café littéraire en cliquant ici