Café littéraire du 05/12/2022 📜📚

Nous ouvrons, en ce mois de Décembre à l’Ermitage, le dernier café de l’année 2022. Nous offrons à tous les adhérents amateurs de littérature, ou plus généralement d’approches culturelles par les livres, les images, les échanges dans le groupe, nos vœux de joie et santé pour la nouvelle Année, et de bonnes  fêtes de Noël, de fin 2022. Le covid est encore là, la grippe aussi et nous souhaitons meilleure santé à Sylvie et Marielle, à Marie qui m’ont prévenue de leur absence. En faisant ainsi vous nous aidez beaucoup.

Louis et Evelyne accueillent avec Nicole, Annick, Marcel, Noëlle, Jean, Marie-José, Marie Françoise. Les nouvelles de chacun animent déjà la réunion, nous prévoyons des nouveautés, le livre de Marcel sort ces jours-ci, « Nuits sauvages », il nous en parlera le 9 janvier. Evelyne a contacté Joël Mansa, poète et écrivain qui nous parlera de ses œuvres le 16 Janvier. Nous espérons une intervention de Anne-Marie Cocula qui nous reparlera de « Tyrannie et Démocratie » dans les mois prochains.

C’est Marie-José qui prend la parole pour nous parler d’un poète qu’elle aime particulièrement, Christian Bobin (1951, décédé très récemment 23/11/22). Il est philosophe, moraliste, essayiste, originaire de la Saône et Loire, il a travaillé pour la bibliothèque d’Autun, n’a jamais quitté sa région. Marie-José aime son premier livre « Le Très bas » (1987) consacré à Saint François d’Assise. Depuis il n’a cessé d’écrire et de grandir auprès du public qui apprécie sa sensibilité et sa spiritualité, sa modestie. Il est émerveillé par la beauté du monde, avec une certaine candeur, une simplicité dans les formulations et l’émotion. Avec cette voix très douce, il dénonce le monde moderne : il oppose à la possession, l’humilité ; il rejette la matérialité. Dans « le Muguet Rouge »2022, il se demande pourquoi écrire ? L’important pour lui est de « rejoindre en silence cet amour qui est tout amour. » Il est nécessaire de commencer par cela, pour comprendre ce qu’est le « manque en soi assumé », « La part manquante » 1996 ;« La plus que vive » est écrite après la mort de son amie d’enfance Ghislaine. Il vivait avec Lydie Dattas, poétesse.

Le temps passe, dit-il dans « Le Christ aux coquelicots. », les cavaliers de l’Apocalypse arrivent pour le Dévoilement, la guerre, les épidémies, les paniques financières, le feu de la terre… Mais pas de peur, la mort purifie tout, ajoute-t-il dans « La brise rouge », elle s’est évaporée… « La nuit du cœur » est consacrée à Pierre Soulages.

Ses livres prennent parfois la forme d’un journal intime, comme dans « Autoportrait au radiateur », ou une suite de lettres comme « Un bruit de balançoire »2017. Beaucoup de prix pour son œuvre n’ont rien changé à sa discrétion. « Ecrire, c’est ne rien oublier de ce que le monde oublie. »

Merci à Marie José qui nous lit quelques passages des livres qu’elle aime, et nous, nous aimons cette sensibilité. Plusieurs lecteurs et lectrices le connaissent et échangent après cette sympathique présentation.

 Marcel a lu « Le Mage du Kremlin »de Giuliano da Empoli. Un beau livre actuel qui concourrait pour le Goncourt 2022, et qui a reçu le magnifique prix de l’Académie Française.

L’écrivain est connu pour son engagement politique en Italie ; cependant il est né en 1973 en France. Diplômé de Sciences Po Paris, il a été entre autres, conseiller politique du président du Conseil Mattéo Renzi. Je l’ai connu, dit Marcel, lors d’une émission de la Grande librairie, j’avoue avoir été impressionné par ce personnage charismatique, élégant, d’une rare intelligence. Il a déjà écrit une douzaine d’essais politiques en français et en italien.

« Le Mage du Kremlin » est son premier ouvrage de fiction, ou plus exactement d’un mélange impressionnant de fiction et de précision historique concernant la réalité du pouvoir de Vladimir Poutine dans la Russie d’aujourd’hui. Le personnage principal est Vladimir Baronov, personnage à clé de Vladislas Soukov, éminence grise du Tsar (Vladimir Poutine). Ce personnage énigmatique a brusquement disparu de la circulation en 2020, sans que l’on sache s’il est toujours vivant ou éliminé physiquement par le FSB.

Ce livre plonge dans le monde souterrain du pouvoir russe, dont la principale obsession est la vision d’une Europe et d’une Amérique décadentes et dépravées, ennemies mortelles de la grande Russie.

Opportuniste, l’ancien espion terne du KGB, Vladimir Poutine mène la danse : pouvoir absolu, exercice solitaire, populiste, violent, intransigeant, trouble, cynique.

Glaçant.

Giuliano Da Empoli, décortique minutieusement la théorie du Chaos et de l’inattendu appliquée avec méthode par Poutine pour déstabiliser le monde occidental. Falsification de l’info, interventions indirectes de forces non identifiées ou définies comme telles, tentatives de déstabilisation de l’Ukraine pendant la révolution de Maïdan. (Le livre a été écrit avant le déclenchement de la guerre en février 2022). Un thème très intéressant est également développé dans ce livre : la décomposition de l’URSS sous Eltsine et le mépris imbécile de l’Occident pendant cette période. Doublé, en plus, par le pillage des oligarques sur les dernières richesses du pays, puis le développement effrayant du capitalisme sans limite.

La longue confession orale de cet étrange personnage, conseillé personnel de Poutine, est des plus surprenantes :  au départ de l’aventure, il est issu de la bohème de Moscou, et du théâtre d’avant-garde qui s’est développé sous Gorbatchev, puis, par opportunisme, mais surtout par curiosité, dira-t-il, il se retrouve dans cette invraisemblable aventure dont il s’échappera finalement. …Le véritable personnage de l’histoire, Vladimir Soukov, lui, a disparu mystérieusement…

Quant à la véritable personnalité de Vladimir Poutine, elle est la poursuite de Staline sous d’autres formes, mais toute aussi brutale et chaotique.

Chacun est intéressé par cette présentation d’une actualité pratiquement quotidienne pour nous tous. Merci à Marcel de nous avoir dévoilé ce livre passionnant.

Louis va présenter un livre qui l’a passionné, il a beaucoup lu pendant ses vacances, et il anime chaque café de ces dernières semaines avec des présentations complexes et approfondies.

Nathan DEVERS, « Les liens artificiels », Albin Michel, 2022

L’auteur : Nathan Devers est un jeune philosophe, passé par Normale sup et agrégé de philosophie, auteur à 20 ans d’un essai sur la pensée juive (enfance marquée par un judaïsme zélé imprimé par son père). Il publie en 2019 un premier roman remarqué : « Ciel et terre ». Son nouveau roman, « Les liens artificiels », paru en octobre 2022, se saisit d’un phénomène étrange, un peu fou et incompréhensible pour ceux qui n’ont pas été imprégnés par des jeux informatiques exploitant les nouvelles technologies, à savoir le métavers. (Ou metaverse)

« Les Liens artificiels », ce roman était inscrit sur la première liste du Goncourt.
Il raconte l’histoire de Julien Libérat, jeune musicien paumé et professeur de piano, un peu en marge de la société, qui en plus rompt avec sa compagne au bout de 6 mois de vie commune. Il s’agit d’une fiction qui s’inspire largement de l’actualité et des faits divers relatifs aux effets souvent délétères des nouvelles technologies.

Pour en quelque sorte « aspirer » le lecteur dans cet univers, Nathan Devers nous propose en début de son texte un poème, truffé d’oxymores (figure de style consistant à associer deux termes qui semblent se contredire).  Il pose d’emblée des questions très difficiles et exprime un mal-être et un mal-vivre qui ne peuvent laisser indifférent. Après sa lecture, deux choix s’imposent : ou bien on se jette dans le roman – ce que j’ai fait- ou bien on laisse tomber pour passer à autre chose… 

Au tout début de l’histoire le lecteur subit un « électrochoc » : Julien fait savoir un jour sur Facebook qu’il se filmerait le lendemain en direct pour effectuer un geste symbolique, ajoutant que ceux qui assisteraient à ce moment s’en souviendraient à vie. De fait, le lendemain, les internautes incrédules le voient en direct se défenestrer. Et les questions surgissent : que s’est-il passé ? Comment en est-il arrivé là ?  

La suite du roman nous livre une reconstruction de l’histoire de Julien, de manière linéaire (pas d’aller-retours dans le temps).  Le début du roman nous plonge dans sa vie quotidienne et dans sa galère aussi bien professionnelle que personnelle avec May qui le quitte. Son addiction aux écrans empire depuis que May est partie, il s’enfonce petit à petit dans ce monde qui lui dicte ce qu’il doit désirer. Puis il découvre un jour un jeu vidéo « Connaissez-vous l’Antimonde ? Le seul jeu vidéo que vous allez préférer à la vie » Le jeu consiste à lancer un double de soi (un avatar) dans un univers parallèle, baptisé Antimonde par son créateur Adrien Sterner. Cet Antimonde (ou Métavers) reproduit dans les moindres détails le monde réel, et, à la différence du monde réel qui impose des règles et des impossibilités, permet absolument tout ou presque. Mieux encore, et c’est là un coup de génie du créateur de l’Antimonde, on y croise des créatures de rêves, des stars, des peoples, sous forme d’avatars quasi plus vrais que nature et dotés d’une mémoire stupéfiante. C’est ainsi que Julien croisera l’avatar de son idole Serge Gainsbourg, manipulé par un autre joueur quelque part dans le monde, les avatars parlant aux avatars et interagissant avec eux (avec l’aide de l’intelligence artificielle). Tout un monde fictif mais permettant de réaliser les désirs les plus fous. Seule condition : l’anonymatdes joueurs.  Julien crée donc son avatar, appelé Vangel qui s’offre un avatar d’appartement à New-York, invite un avatar d’amoureuse dans l’avatar du plus beau restaurant du monde, s’entoure d’une armée d’avatars de gardes du corps car il devient extrêmement riche et doit se protéger etc…

Dans un premier temps, Julien a l’air de « s’éclater » dans cet Antimonde. Il en arrête même son activité de leçons de piano. Mais très vite, il trouve sa vraie vie totalement ennuyeuse et insipide à côté de celle de Vangel, son double. Il s’interroge toutefois sur les humains réels qui animent ces avatars : dommage qu’ils n’aient pas le droit de dévoiler leur identité. A coup sûr, Julien pense que cela leur aurait fait du bien d’échanger de vive voix, sans en être totalement sûr.  Mais qui oserait briser l’anonymat de son anti-moi ?

Julien est soudain traversé par l’idée que les anti-humains (les avatars) étaient à ses yeux des Playmobil, c’est à dire des gnomes virtuels, des zombies évoluant dans l’antimonde des vies artificielles. Et sous l’effet de l’inspiration et de l’alcool, il compose et puis publie dans l’Antimonde un Manifeste, sorte de poème baptisé « Playmobil » dans lequel il tourne en dérision l’Antimonde et la virtualisation des rapports sociaux. Une tornade de messages, de commentaires, de « likes » se mettent à se déverser dans son ordinateur qui en rend l’âme. Vangel est devenu une star de l’Antimonde. A la grande surprise de Julien, Sterner incite son avatar Vangel à continuer dans cette voie et à écrire des poèmes (« j’ai immédiatement apprécié le regard irrévérencieux que vous portez sur l‘Antimonde). Dans le monde réel, les médias s’emparent du phénomène Vangel et on a même droit à un débat entre François Busnel et Finkielkraut au sujet du poème « Playmobil ». 

S’en suivent diverses péripéties développées dans la troisième partie du roman, mettant aux prises Sterner et l’avatar Vangel dont la célébrité avait pris des proportions inquiétantes, considéré comme un dieu par ses fans. Vangel usurpait sa propre place, se prenait pour un Sterner bis !

Julien se lance enfin dans l’ultime illusion de s’offrir des joies abstraites que la vraie vie ne lui donne plus, en se procurant la panoplie de l’anti-humain vendue en kit par le créateur du jeu, composée d’un casque branché sur Bluetooth, de capteurs à disposer autour de son ordinateur et d’une combinaison haptique en latex dotée d’un moteur vibro-tactile grâce à laquelle le joueur ressent ce que ressent son avatar. Doté de cette peau transformant le virtuel en réel, il se met en quelque sorte en hibernation, met son corps au repos, ne se servant que de son cerveau : opération de dissociation du corps et de l’esprit, qui l’amènera en fin de compte à se séparer de ce corps en se défenestrant en direct sur les réseaux sociaux, sa disparition faisant écho à celle de son avatar Vangel. 

Ce qui fait l’originalité et l‘intérêt de ce roman tient à ce qu’il nous démontre bien l’évolution psychologique des deux personnages principaux : Julien, le joueur, qui croit se libérer de sa vie réelle par le jeu, et, en face, Sterner qui conçoit le jeu, l’Anti-Monde. Le but de Sterner est de détrôner ses concurrents et de voir s’imposer de manière définitive l’Anti-monde. Le monde des humains réels ne le soucie plus. On retrouve un peu le mythe de Faust sujet d’expériences du Diable qui mène le jeu, un jeu qui reprend des situations humaines mais en les biaisant ou en castrant le personnage dépendant. Pour Julien, c’est frustrant, autant se séparer de son enveloppe matérielle.

Ce roman est très bien écrit : phrases courtes, style journalistique, Devers a assurément beaucoup de talent. Il réussit à équilibrer la sécheresse du monde des nouvelles technologies par la ponctuation de son récit avec des moments poétiques. Il s’insère par ailleurs de façon remarquable dans notre actualité quotidienne en exposant par exemple comment les crises en cours et surtout l’épisode Covid ont amené à concevoir le jeu de Sterner. Les évolutions récentes du monde des médias, des nouvelles technologies (télé-réalité, réseaux sociaux, etc… voir « Homo Numéricus) et des règles imposées par les Etats, face au Covid, rendent le scénario du livre tout à fait plausible. 

Le lecteur non spécialiste des nouvelles technologies sera souvent dépassé par le vocabulaire informatique mais cela ne nuira pas à l’agrément de lecture. C’est même à mon avis voulu par Devers pour « suraccentuer » le sentiment d’« irréel » dans lequel se développe le récit : Récit explicatif du début de l’aventure  de Julien et du glissement opéré petit à petit dans sa tête entre son  vrai monde et l’Anti-Monde qui le mènera à sa perte.  Mais, au travers de cette fiction, Devers veut nous faire comprendre ce qui est en jeu aujourd’hui. On a, d’une part, une génération hypnotisée par les écrans, qui se connecte à toutes les nouveautés, sauf –comme le dit Devers – à la vie réelle, et, d’autre part, les puissants démiurges, Facebook, Apple, TiKtok, etc…, artisans de ces technologies qui « aspirent » leurs utilisateurs dans ce gouffre sans fond des mondes parallèles imaginaires, comme dans le mythe de Chronos, (le temps) qui dévore ses enfants.

En un mot, ce roman, écrit par un jeune homme de 24 ans, m’a paru remarquable, sombrement prédictif. Au-delà du scénario, il pose le problème d’une prise de pouvoir des nouvelles technologies sur les jeunes générations, les entraînant dans des mondes virtuels plus susceptibles de satisfaire leurs désirs immédiats que ne le fait le monde réel, avec le risque des catastrophes que l’on voit poindre. On voit déjà bien se manifester cette dissociation entre le réel et le virtuel, et la perte de lien social. La question qui se pose à nous est « saurons-nous retrouver l’équilibre entre les effets bénéfiques que peuvent apporter ces nouvelles technologies et leurs effets délétères sur nos adolescents et les jeunes adultes drogués aux écrans ? »

Merci à Louis de nous apporter cette expérience d’un jeune philosophe, c’est passionnant pour nos lecteurs.

En contre-partie, presque, une lecture plus sereine nous est proposée par Bernard Werber dans « la Boite de Pandore »2018. Moins complexe, le roman de Werner imagine que notre mental peut nous déplacer dans le passé, par une action « d’hypnose régressive » ; les expériences passées des ancêtres de son héros, René, professeur d’histoire, peuvent lui être utiles pour organiser l’avenir et aider les hommes d’aujourd’hui à résoudre les difficultés présentes et à venir. C’est un défi passionnant pour l’écrivain et il est aussi jubilatoire, plein d’humour, et d’action. Nicole l’a beaucoup aimé.

Merci chers amis, pour tous ces échanges, la richesse de vos idées, de vos réparties.

Bonnes fêtes de fin d’année, bon repos aussi, et bonne santé à entretenir pour surmonter les épidémies.

Le prochain café littéraire aura lieu le 9 janvier 2023 à 14h30 chez Nicole.

Retrouvez la liste des livres cités au café littéraire en cliquant ici